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Que reste-t-il des valeurs démocratiques de l’Europe ?

Débat préalable à la réunion du Conseil européen des 28 et 29 juin 2018


Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je souhaite, en préambule, par une déclaration préalable qui n’est pas sans rapport avec les sujets de nos débats de ce soir, rendre hommage au courage de notre collègue Christine Prunaud, qui a éprouvé, par une pénible privation de liberté, l’indignité vouée par le gouvernement de la Turquie à l’un des membres de notre Haute Assemblée.


Mme Nathalie Goulet. Bravo !


M. Pierre Ouzoulias. La Commission européenne considère la Turquie comme un « pays sûr ». Manifestement, il ne l’est pas pour les parlementaires français, et encore moins pour les milliers d’intellectuels, d’universitaires, de journalistes et de défenseurs des droits de l’homme qui y ont été emprisonnés ou privés de travail, de passeport et de droits sociaux.


Il ne faudrait pas que les accords passés avec le gouvernement d’Ankara pour qu’il détourne de l’Union européenne le flux des réfugiés, au prix, notamment, d’un généreux soutien financier, nous conduisent cyniquement à dénier ses dérives autoritaires. Celles-ci l’éloignent inéluctablement des conditions démocratiques d’un État de droit, qui est pourtant l’une des conditions essentielles de la candidature turque à l’Union européenne.


Il est vrai qu’il serait injuste de reprocher cela à la Turquie alors même que nous acceptons, par calcul ou par faiblesse, que les valeurs humanistes que nous continuons de considérer comme le socle de la construction européenne soient de plus en plus souvent bafouées, sans vergogne et sans retenue, par plusieurs États membres.

Il me faut, à mon grand regret, vous en donner quelques exemples par un relevé malheureusement bien peu exhaustif.


Commençons par la Hongrie, dont l’homme fort déclarait, en mars dernier, à propos de Georges Soros, parce que sa famille est d’origine juive : « Nous avons affaire à un adversaire qui est différent de nous. Il n’agit pas ouvertement, mais caché, il n’est pas droit, mais tortueux, il n’est pas honnête, mais sournois, il n’est pas national, mais international, il ne croit pas dans le travail, mais spécule avec l’argent, il n’a pas de patrie parce qu’il croit que le monde entier est à lui. »

Poursuivant dans ce registre qui évoque la pire propagande des périodes les plus sombres de notre histoire commune, le même éructait ainsi : « Des dizaines de millions de personnes sont prêtes à envahir nos pays, ces masses amènent des crimes et la terreur. Ces masses humaines, venant d’autres civilisations, sont un danger pour notre mode de vie, notre culture, nos coutumes, nos traditions chrétiennes. »


Au Juif et à l’étranger, dans un enchaînement rhétorique typique de l’extrême droite, le vice-premier ministre et ministre de l’éducation de la Pologne ajoutait les homosexuels, dont il considérait que « la croissance n’est dans l’intérêt d’aucune nation ».


Sur ce même terrain nauséabond, le nouveau ministre de la famille italien est allé encore plus loin.


Mme Nathalie Goulet. Oui !


M. Pierre Ouzoulias. Il déclarait : « La famille naturelle est attaquée. Les homosexuels veulent nous dominer et effacer notre peuple. »

Dans l’infâme catalogue des boucs émissaires classiques de l’extrême droite, il ne manquait plus que les francs-maçons : le nouveau gouvernement italien vient de réparer cette omission en leur interdisant officiellement toute participation ministérielle. Ce faisant, il franchit une nouvelle étape dans la course aux abîmes en bafouant la liberté de conscience, près d’un siècle après les crimes de Mussolini.


Entendant que le Président de la République italienne avait refusé d’investir le nouveau gouvernement, j’ai espéré quelque temps qu’une conscience humaniste s’opposait à cette violation de droits fondamentaux pourtant inscrits dans les traités européens. Las ! L’objet du conflit, comme toujours, ne portait que sur les préventions supposées du ministre de l’économie pressenti contre les dogmes budgétaires européens. Pour le reste, rien ! Le respect du cadre budgétaire européen doit rester l’essentiel.


Ce triste bilan provisoire nous oblige à nous demander ce qu’il reste des valeurs démocratiques de l’Europe et de la mission que lui ont donnée celles et ceux qui ont tenté de bâtir la paix et la concorde sur les ruines encore fumantes des vieilles nations ravagées par la guerre et marquées du sceau inextinguible de la Shoah.


L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne a fêté son dixième anniversaire l’an passé. Son bilan d’activité, pourtant contraint par le souci de ne heurter aucun État membre, est inquiétant. L’Agence est ainsi obligée de constater que la deuxième décennie du XXIe siècle est caractérisée par le recul des droits fondamentaux.


Pourtant, la Charte des droits fondamentaux de l’Union, dont cette agence est chargée de surveiller l’application, a été adoptée le 7 décembre 2000 par l’Union européenne et mise en œuvre par le traité de Nice. Le traité de Lisbonne de 2007 lui donne même une valeur juridiquement contraignante.


À plusieurs reprises, l’Agence a reconnu que plusieurs États n’avaient pas pris en considération les mécanismes européens et internationaux de surveillance des droits de l’homme. Certaines législations nationales violent même délibérément les traités européens. Néanmoins, ces manquements graves ne suscitent que des observations peu dissuasives de la Commission, ce qui entretient un sentiment d’impunité de la part de ces États qui défient ouvertement les instances européennes.


La Charte semble ainsi être devenue un cadre général subsidiaire et facultatif pour les législations nationales, alors qu’elle est, à présent, constitutive du droit primaire de l’Union européenne. De nouveau, on ne peut que s’insurger contre ce traitement différencié, qui exige le respect absolu des normes économiques, mais accepte avec une grande mansuétude la transgression des dispositions européennes relatives aux droits fondamentaux.


Les traités européens relatifs aux droits fondamentaux ne sont pas des éléments accessoires de la construction européenne. Ils en constituent l’âme et la base. Nous devons nous donner comme objectif commun d’apporter à toutes les citoyennes et à tous les citoyens de l’Union européenne l’assurance que leurs droits fondamentaux seront protégés et satisfaits, quel que soit l’État dans lequel elles ou ils résident.


Accepter qu’il puisse en être autrement revient à laisser aux États membres la faculté de choisir, en fonction de leurs seuls intérêts particuliers, les législations européennes qu’ils souhaitent appliquer. C’est réduire l’Union européenne à un marché économique que, paradoxalement, le Royaume-Uni n’aura aucune difficulté à rejoindre demain, après sa sortie de l’Union.


L’Europe est en grand danger. Elle peut mourir de ce rabougrissement à sa seule dimension mercantile. Le risque est grand de voir, dans moins d’un an, au Parlement européen issu des élections de mai 2019, une majorité favorable à cette réduction majeure de ses prérogatives et de ses ambitions.


Mme Fabienne Keller. Absolument !


M. Pierre Ouzoulias. Peut-être est-il déjà trop tard pour leur opposer, comme nous vous le proposons, madame la ministre, une Europe sociale et humaniste qui replace au cœur de son projet la résorption des inégalités, le progrès social et la défense des droits fondamentaux.